V

— C’est bien la première fois que tu me parles de mon second prénom, dit Tincrowdor. La curiosité n’effleurait-elle donc jamais ton esprit obtus ?

— J’ai toujours pensé que c’était un nom indien et que tu avais du sang indien, mais que tu ne voulais pas l’avouer.

— Certains de mes ancêtres sont des Indiens Miamis, dit Tincrowdor, mais je n’en ai absolument pas honte. Toutefois, Queequeg est censé être un nom polynésien, même s’il ne possède pas ces innombrables voyelles qui font le charme de la langue polynésienne. Je crois que Melville l’a inventé. Mon père lisait beaucoup, tu sais, même à l’époque où il travaillait. Moby Dick était son livre de chevet, et le personnage qu’il préférait était Queequeg, le géant harponneur. C’est pour cela qu’il m’a donné le nom du fils du roi de l’île de Kokovoko. Elle ne se trouve sur aucune carte ; les lieux les plus vrais n’y sont jamais. C’est ce que dit Ishmael.

« Si l’on m’avait demandé mon avis, j’aurais préféré Tashtego – c’est un autre personnage du bouquin. Enfin, peu importe. Mon père savait probablement ce qu’il faisait en m’apposant une étiquette avant même que j’aie une personnalité. Queequeg pense beaucoup à sa propre mort ; moi aussi. Queequeg prépare son cercueil, et je fais la même chose. Le sien est en bois, des symboles étranges y sont gravés. Le mien est fait d’alcool, mais l’un comme l’autre, nous flottons vivants dans nos cercueils. »

Tincrowdor en profita pour se verser un verre, le humer et dire :

— Bon sang, ça fait quand même du bien par où ça passe !

— Revenons à notre discussion, si tu n’y vois pas d’inconvénients.

— Le moi est le seul sujet digne d’intérêt, et je ne m’intéresse à rien d’autre. Bon, qu’est-ce qu’on disait ?

— Nous faisions des extrapolations. Cela dit, j’aimerais bien que tu arrêtes de boire. Tu m’as dit que ta mémoire et ta créativité s’étaient considérablement améliorées depuis que tu recommençais à me voir. Ton cerveau est endommagé par l’alcool, et j’ai réussi à renverser l’irréversible. Malgré tout, tu continues à te détruire.

— Pourquoi pas, puisque je peux être guéri par ta seule présence ? Quand tu partiras à tout jamais, j’arrêterai de boire. Enfin, j’essaierai.

— Tu crois donc que je vais partir ?

— Je te conseillerais même de partir sur-le-champ. Pas demain matin, tu m’entends ? Tout de suite. Tu restes pour deux raisons, qui n’ont pas plus de valeur l’une que l’autre. La première, c’est que tu te sentirais coupable d’abandonner ta famille, ce que tu as déjà fait, soit dit en passant, et les malheureux Terriens. Oublie-les. Ils mourront tous, de toute façon, et tu ne pourrais en soigner qu’une infime partie. La Terre enfante des humains bien plus vite que tu ne peux les guérir, même si tu travaillais douze fois plus vite. La seconde, c’est que tu pourrais passer mille ans ici-bas sans jamais rencontrer ton compagnon. Il vaut mieux donc partir à sa recherche dans les étoiles.

Tincrowdor but la moitié du verre, s’essuya la bouche et poursuivit :

— J’ai oublié deux autres raisons. La troisième, c’est que tu devrais laisser l’humanité se débrouiller toute seule. Qu’elle choisisse sa propre destinée, aussi misérable fût-elle. L’homme n’a pas été conçu pour être une soucoupe volante. Et la quatrième, c’est que tu te feras tuer un jour ou l’autre si tu continues de traîner autour de cette planète.

Eyre sursauta et dit :

— Comment cela se pourrait-il ?

— Je n’en sais rien, mais ils trouveront bien le moyen. Seule l’ingéniosité de l’homme dépasse sa stupidité. Tu es un défi à notre survie, et les plus brillants cerveaux du monde entier cherchent tous les jours le moyen de te détruire. Un jour, quelqu’un découvrira la solution miracle, et c’en sera fini de toi.

— Je ne vois pas comment.

— Tu as reçu des pouvoirs quasi divins, mais ton imagination ne s’est pas beaucoup améliorée. C’est normal, que tu ne puisses pas voir comment.

— Et toi, tu y arrives ?

— Ne me regarde pas comme ça. Je ne suis pas une menace pour toi. Plus maintenant, en tout cas. J’ai arrêté de me creuser la cervelle. Du moins, je n’en parle à personne.

— Très bien, dit Eyre. J’en ai assez de cet interminable boulot. Ce n’est pas drôle d’aller se coucher quand on sait que des milliers de personnes attendent dans des chambres d’hôtel de me voir le lendemain matin. J’ai vraiment l’impression que ces pauvres hères ont besoin de moi, et ma conscience serait gravement offensée si je les abandonnais.

« Mais je me dis également que je néglige ma propre mission. Je devrais être parti à la recherche de celui qui pourrait être mon compagnon. Quelqu’un, ou quelque chose, avec qui je puisse partager une extase que tu – enfin, que les êtres humains ne pourront jamais connaître. »

— Tu hésites entre le devoir et le plaisir. C’est bien cela, n’est-ce pas ? lui demanda Tincrowdor. Tu parles comme si tu étais une nation, pas une personne.

— Je pourrais porter en moi des nations entières.

— Oui, tu le pourrais...

Tincrowdor paraissait apaisé, subitement. Il reprit :

— Tu pourrais porter en toi des millions de gamètes de soucoupes. Tu survolerais une ville très peuplée, tu lâcherais ton nuage jaune, et des millions de personnes seraient imprégnées. Cela signifierait la fin de la race humaine. Telle que nous la connaissons, tout du moins.

— Voilà ce que je ne comprends pas, dit Eyre. Par sécurité, les gamètes devraient être répartis entre un très grand nombre d’individus. Pourquoi le nuage jaune a-t-il été libéré alors que j’étais tout seul ?

— Nous devons supposer, pour des raisons purement logiques, qu’il s’agit d’un accident. Tu as tiré sur ce que tu croyais être une caille, et c’était en fait une soucoupe, enfin, une personne ayant la forme d’une soucoupe. Tu l’as blessée et les gamètes ont été libérés avant l’heure.

— Oui, mais comment se fait-il que je ne sois pas mort avant de tirer ? Et les blessures ? Elle n’avait pas la moindre cicatrice quand je l’ai revue un peu plus tard, sous son autre forme.

— Commençons par la fin. Elle, et toi aussi, je le suppose, vous avez la propriété de vous guérir tout seuls. Si vous pouvez guérir les autres, pourquoi pas vous-mêmes ? Quant à sa vulnérabilité, il se peut que la forme « soucoupe volante » n’ait pas le pouvoir de tuer de la forme humaine. Le gamète qui s’est introduit en toi a le pouvoir de se protéger tant qu’il revêt une forme fragile, toi en l’occurrence. La forme adulte, ou tout au moins la forme « soucoupe volante », n’a pas ce pouvoir. Pourquoi, je n’en sais rien, puisque tu l’as en reprenant ta forme humaine.

Tincrowdor se versa à boire et dit encore :

— Mais peut-être n’es-tu pas adulte. A moins que l’adulte n’ait pas le pouvoir de tuer par la pensée. Rappelle-toi, quand elle a quitté la prison sous la forme « soucoupe volante », les gardes qui lui tiraient dessus n’ont pas été foudroyés. Je trouve cela capital.

Eyre s’efforça de ne pas révéler la panique qui l’habitait :

— Dans ce cas, pourquoi n’ont-ils pas essayé de me tuer quand j’étais... soucoupe volante ? Ils devaient surveiller ma fenêtre. Ils m’ont vu sortir et rentrer et ils m’ont pisté à l’aide d’un radar. Je le sais, puisque je me suis nourri des ondes qu’ils émettaient.

Que s’est-il passé ? L’image qu’ils captaient était-elle incomplète ? Je n’en sais rien. Ils ont peut-être cru que leur équipement était défectueux. »

Tincrowdor se mit à rire, puis dit :

— Ils ne t’ont pas tiré dessus parce qu’ils ne pouvaient pas savoir que tu avais perdu ton pouvoir de tuer en cette circonstance.

— Personne ne le sait, alors ?

Tincrowdor hésita un instant et dit :

— Moi, je le sais. Du moins, je le soupçonne.

— Et tu en as parlé à quelqu’un ?

— A personne.

Eyre se moquait bien de savoir que leur conversation était surveillée ou que les téléphones étaient reliés à des magnétophones ; ce qu’il ne supportait pas, c’était d’être espionné quand des femmes lui rendaient visite. Deux fois par jour, on fouillait son appartement pour y découvrir d’éventuels micros, et lui-même refaisait ce travail, le soir, avec un équipement prêté par le FBI.

— Croix de bois croix de fer ? dit Eyre à Tincrowdor.

— Si je meurs, je vais en Enfer, je sais, dit Tincrowdor. Mais ce n’est pas l’Enfer qui me fait peur...

Station du cauchemar
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